La diversité de la démocratie

Je suis récemment tombé sur un article d’un philosophe et historien très populaire, Yuval Noah Harari, qui présente de manière claire et percutante les effets potentiellement transformateurs des nouvelles technologies, notamment sur nos structures politiques. Dans ce texte, il montre que les nouvelles technologies, notamment l’intelligence artificielle et le «big data » menacent les « démocraties libérales » comme il les appelle. Même si je partage l’essentiel de son propos, j’ai été titillé par un petit détail sans grande importance sur le projet général de l’article.

Je parle du fait qu’il présente la démocratie libérale comme étant essentiellement électorale, comme si l’élection était l’élément fondamental de la démocratie. Évidemment, il n’a pas tort de faire ce lien dans le monde que nous connaissons, donc je ne le blâme pas. Cependant, je crois qu’il est important de garder en tête que ce lien n’est pas nécessaire. Je crois que la démocratie dépasse le mécanisme électoral.

Comme le remarque Bernard Manin dans son livre Principes du gouvernement représentatif, l’élection a lentement pris une place dominante dans la définition de ce qu’est la démocratie, mais ce ne fut pas toujours le cas.  Longtemps, c’était le tirage au sort qui était synonyme de démocratie. Que ce soit dans les cités antiques ou dans les républiques italiennes, on utilisait souvent le mécanisme du tirage au sort pour sélectionner les dirigeants. C’est avec l’arrivée de l’idée de contrat social et de légitimité venant du consentement que tout a changé selon Manin. C’est là que le gouvernement représentatif a pris une place centrale dans le discours sur la démocratie. Néanmoins, il me semble important de garder en tête que l’élection n’est pas une fatalité dans la mesure où l’idée de démocratie dépasse le mécanisme électoral.

Il me semble que le principe fondamental de la démocratie ne soit pas un mécanisme particulier comme l’élection ou le tirage au sort, mais un partage du pouvoir. J’ai souvent ce passage d’Aristote, dans Les politiques en tête quand je pense à la démocratie.

« Le principe fondamental du régime démocratique, c’est la liberté. Voilà ce que l’on a coutume de dire, sous prétexte que c’est dans ce seul régime que l’on a la liberté en partage. On dit que c’est le but de toute démocratie. Une des marques de la liberté, c’est d’être tour à tour gouverné et gouvernant. »

Aristote, Politique (1317,b)

Présentée de manière simplifié, la démocratie est un mécanisme qui permet aux individus, citoyens, membres d’une communauté politique de s’exprimer, de prendre la parole. Cette prise de parole s’oppose au mécanisme de sortie, de défection qui est plutôt la caractéristique du monde économique. Face aux entreprises, dans nos économies de marché, c’est en arrêtant de consommer un produit ou un service qu’on est censé faire passer un message. Le pouvoir du consommateur ne se fait pas dans la prise de parole, mais dans la sortie, la défection, le boycott. Dans la littérature politico-philosophico-économique de langue shakespearienne, on utilise les termes poétiques de voice (prise de partie, droit au chapitre, etc.) et d’exit (pour sortie, défection, boycott, etc.) pour référer à ces deux caractéristiques. L’une est fondamentale à la démocratie politique et l’autre à l’économie.

Pour la théorie des entreprises, la prise de parole est minime et se résume souvent au vote des actionnaires en assemblée générale. De plus en plus, ces votes ne mettent plus en scène quelques riches individus, mais bien des institutions gigantesques gérant l’épargne de plusieurs millions de personnes. On pourrait imaginer que ceux-ci sont en position de se faire entendre par les gestionnaires des entreprises. Par leur taille, ils contrôlent une part importante du vote qui vient avec les parts des entreprises qu’ils possèdent. En effet, dans la plupart des marchés financiers, avoir une part dans une entreprise vient avec un droit de vote qui permet de prononcer des politiques à l’entreprise, sélectionner l’équipe de gestion principale et quelques autres trucs. Traditionnellement, cet élément « démocratique » dans l’entreprise avait pour justification la lutte contre ce qu’on appelle problème du principal-agent, c’est-à-dire la possibilité que les gestionnaires (les agents des actionnaires) abusent de leur position privilégiée en agissant de manière à nuire aux investisseurs (le principal).

Or, certains comme Easterbrook et Fischel argumentent que cet aspect démocratique n’est pas le meilleur moyen de combattre ce problème fondamental à l’entreprise qu’est le problème du principal-agent. C’est ce qu’ils appellent un « marché du contrôle » qui fonctionne mieux pour le faire. Qu’est-ce qu’un marché du contrôle? C’est l’idée selon laquelle une entreprise dont les gestionnaires agissent de manière à abuser des actionnaires (par exemple en se livrant à des opérations entre initiés, etc.) verrait sa valeur boursière diminuer et serait conséquemment plus vulnérable à une prise de contrôle par une entreprise mieux gérée. En effet, si les investisseurs voient qu’ils se font flouer par leurs agents, au lieu de s’exprimer par le vote, ils peuvent seulement vendre leurs parts. Ce faisant, la valeur de l’entreprise en bourse diminuera et l’entreprise pourra plus facilement être rachetée par une entreprise mieux gérée. Encore une fois ici, c’est le marché qui prétend régler les problèmes, l’exit comme mécanisme fondamental.

Donc, à quoi servent les votes d’actionnaires s’il y a déjà un mécanisme qui permet de s’attaquer au problème du principal-agent? La réponse à cette question pourrait passer par une critique de l’idée même de l’efficacité du « marché du contrôle ». J’y reviendrai peut-être dans un autre billet, car Talbot l’a bien fait dans son livre Progressive Corporate Governance for the 21st Century. Je vais plutôt suivre le chemin à la fois plus bref et plus humble que prennent Singer et Ron dans leur récent article : Models of Shareholder Democracy: A Transnational Approach.

Une autre approche démocratique

J’insiste sur l’humilité de l’approche des deux auteurs, car ceux-ci prennent bien la précaution d’annoncer qu’ils ne vont se concentrer que sur la démocratie des actionnaires en laissant de côté notamment l’enjeu complexe des autres parties prenantes. Cependant, même si le projet est humble dans son ambition, la pertinence des réflexions et des conclusions mérite attention. Cette réflexion contribue notamment de la manière qu’ils lient réflexion sur la démocratie et sur la gouvernance des entreprises.

Les auteurs commencent par montrer que souvent, lorsqu’on pense à la démocratie, que ce soit politique (nos États) ou en entreprise (la démocratie des actionnaires), nous avons en tête un modèle centré sur l’État. La démocratie est alors imaginée comme une population ou une communauté politique qui s’est donné un État comme outil pour atteindre ses fins. L’État est alors considéré comme l’extension de la communauté politique, une certaine facette de celle-ci. Sur le plan de l’entreprise et de la démocratie des actionnaires, cette théorie place le conseil d’administration comme le bras « politique » de la communauté des actionnaires. C’est souvent cette analogie que les penseurs de la démocratie des actionnaires ont en tête. Ce qui est, pour Singer et Ron, problématique.

En effet, elle ne nous permet pas de saisir la forme particulière de la démocratie en entreprise. Notamment, comme je l’ai évoqué, les actionnaires sont bien plus mobiles. La capacité de sortie, d’exit par la vente de part de l’entreprise est plus facile que la sortie d’un État politique. Non seulement, mais comme je l’ai présenté, il y a des raisons de croire (même si je ne suis pas convaincu) que le mécanisme de défection participe à discipliner les entreprises. De plus, de nos jours, les actionnaires ne sont souvent pas des individus, mais des immenses investisseurs institutionnels (fonds de pension, etc.) et ceux-ci sont indirectement liés à des milliers d’entreprises. Ces grands fonds développent alors des politiques de vote par procuration pour les gens qu’ils représentent (pensionnaires, etc.).

Tout cela nous invite à chercher d’autres conceptions de la démocratie. Singer et Ron vont chercher du côté de l’approche transnationale de la démocratie. Cette conception de la démocratie qui tire son origine dans la réflexion des rapports entre les États. Elle est utile pour penser le rapport entre les entreprises, parce qu’elle s’éloigne des mécanismes de sélection des dirigeants et s’intéresse plutôt aux délibérations de la société civile qui fondent les principes qui guident les États. Pour l’entreprise, le lien est aisé à faire. Il y a, que ce soit dans les États ou à l’international, une société civile qui discute des enjeux politiques et économiques des entreprises. Singer et Ron nous invitent à prendre au sérieux ces discussions.

Ces auteurs prennent comme exemple la question du rôle de l’entreprise. Classiquement, même si cela est très contesté, on affirme que l’entreprise a pour missions de maximiser la valeur pour les actionnaires. Or, même si on accepte cette idée, une indétermination reste : qu’est-ce que ça veut dire que de maximiser cette valeur? Est-ce que c’est à court ou long terme? Qu’est-ce qui est une valeur pour les actionnaires? Est-ce que cette valeur doit être comprise uniquement au sens monétaire ou est-ce que la qualité de l’environnement doit être pris en compte? Ces débats existent partout dans la société civile et il est nécessaire d’accepter que ces échanges soient constitutifs des normes qui doivent guider les choix des entreprises.

Socialisme de fonds de pension

Pour les auteurs, c’est aux investisseurs institutionnels que revient le rôle important de structurer les échanges de la société civile sur les principes qui devraient guider les entreprises. Autrement dit, et pour utiliser les concepts développés au début du texte, c’est un moyen non formel de réintégrer de la prise de parole dans les mécanismes des entreprises. Autrement dit, c’est aux grands investisseurs institutionnels d’arrêter d’être passif. En agissant ainsi, ils laissent les gestionnaires des entreprises agir impunément. Il faut plutôt qu’ils se saisissent des échanges de la société civile pour les transformer en politique de vote par proxy. Singer et Ron évoquent même l’expression provocatrice de Drucker concernant l’idée d’utiliser les fonds de pension pour socialiser les moyens de production.

Les auteurs remarquent eux-mêmes vers la fin du texte que la proposition est assez faible et n’est surtout pas révolutionnaire. Cependant, la contribution n’est pas pour autant vaine. Elle permet d’insister sur le rôle structurant des grands investisseurs. En continuant de considérer l’aspect démocratique d’une entreprise seulement sur le modèle étatique, on perd de vue les débats en dehors de la firme. On reste pris sur les débats légaux de « l’origine de l’entreprise », sur qui sont ses parties prenantes. La perspective transnationale permet de prendre en compte les échanges qui existent en périphérie. Les investisseurs institutionnels, en étant à la fois investis dans de très nombreuses entreprises, sont les institutions les plus à même de transcrire ces échanges en politiques.

La proposition de cet article ne va pas très loin, mais permet de montrer qu’en changeant le sens de ce que nous entendons par démocratie, nous pouvoir voir d’autres perspectives s’ouvrir. Les auteurs n’ont pas tort de voir dans le pouvoir des investisseurs institutionnels un outil potentiellement démocratique. La société civile ferait bien de continuer à s’intéresser à ces acteurs et à les utiliser comme outil de changement tout comme ceux-ci feraient bien d’être à l’écoute de la société civile.

Ce texte s’arrime bien avec le courant qui veut que les investisseurs institutionnels s’engagent plus activement dans des causes socialement importantes comme la lutte au réchauffement climatique, à l’explosion de la rémunération des pdg, etc. Je crois qu’il y a en effet manière à réflexion et à engagement citoyen, notamment en ce qui a trait à l’investissement responsable et à ce que nous sommes en droit d’attendre de nos grandes institutions financières.

Bibliographie

Drucker, Peter F., The unseen revolution: Now pension fund socialism came to America., London, Heinemann, 1976.

Easterbrook, Frank H. et Fischel, Daniel R., The Economic Structure of Corporate Law, Harvard University Press, 1996.

Singer, Abraham et Ron, Amit, « Models of shareholder democracy: A transnational approach », Global Constitutionalism, vol. 7,  no. 3, novembre 2018, pp. 422‑446.

Talbot, Lorraine, Progressive corporate governance for the 21st century., Routledge, 2014.


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