L’entreprise, son origine, ses coûts

Je vous offre parfois ici de brèves réflexions sur des sujets que j’effleure dans mes recherches. Voici une très brève note sur ce qu’est une entreprise.

De nos jours, l’approche dominante en ce qui concerne la définition de ce qu’est une entreprise est ce qu’on appelle l’entreprise comme « nexus de contrat ». C’est l’idée selon laquelle une entreprise est un assemblage d’individus qui décident de se sauver des coûts en contractant ensemble par le biais d’une forme légale qu’est l’entreprise. Ils décident de se détourner du marché sur lequel ils auraient contracté individuellement pour vendre et s’acheter entre eux des biens et des services, car ils voient que le faire dans le cadre d’une entreprise est plus avantageux. C’est une théorie qui a émergé de l’approche des coûts de transaction. Encore d’une autre manière, selon cette approche, une entreprise existe, parce qu’elle permet de sauver des coûts, les coûts de transactions qui existent sur le marché.

Une des grandes critiques que l’on fait à cette conception de l’entreprise est sa nature anhistorique, c’est-à-dire qu’elle ne prend pas en compte la nature historiquement située. David Ciepley, par exemple, insiste sur le fait que l’entreprise, dans sa structure légale de « corporation » est depuis son origine une délégation de pouvoir souverain pour atteindre une fin particulière. Que ce soit une commune (ville), une corporation de travailleurs, une corporation commerciale comme la Compagnie des Indes, une Université, ce sont des « corporations » qui ont reçu du pouvoir souverain une charte qui leur indique les pouvoirs qui leur sont délégués pour atteindre une tâche particulière (l’éducation de la jeunesse, la colonisation de l’Orient, la construction d’infrastructure ferroviaire, etc.). C’est ce genre de perspective qui a, dans le droit corporatif, fondé ce qu’est aujourd’hui une entreprise. On retrouve même dans les documents que nous devons encore aujourd’hui remplir pour être une entreprise : il faut préciser l’objectif de l’entreprise pour que l’État évalue si celle-ci est digne (même si de nos jours, ce n’est plus qu’une trace de cette délégation de l’État).

J’ai tendance à voir qu’une bonne conception de ce qu’est l’entreprise est quelque part entre ces deux positions. Les individus ne se regroupent pas en entreprise parce qu’ils peuvent lancer un projet colonial ou parce qu’ils veulent que l’État leur délègue une mission importante. Ils se mettent ensemble, parce que c’est moins cher de le faire que de transiger individuellement. Néanmoins, il ne vont pas créer n’importe quelle sorte d’entreprise. Ils vont fonder une entreprise parmi les options que leur offre le droit corporatif. Ces options vont avoir une histoire. Elles ont été le résultat de luttes politiques, sociales, économiques et légales. Le droit change lentement et garde souvent avec lui un lourd bagage tout comme des promesses. Il n’est pas non plus neutre. Il exprime des valeurs et des préférences qui sont le résultat des luttes qui l’ont traversé. Les individus qui veulent sauver des coûts de transactions et qui ont peut-être d’autres valeurs vont évaluer les options que leur offre le droit corporatif.

Une entreprise n’est donc pas seulement une délégation du pouvoir souverain, ni seulement un nexus de contrat, mais un amalgame des deux. L’entreprise doit donc, si elle veut être quelque chose de pertinent socialement être plus efficace que le marché (faire diminuer les coûts de transactions). C’est ce qu’Abraham Singer appelle « l’horizon de viabilité ». Sans cela, les individus arrêteraient tout simplement de créer des entreprises et retourneraient transiger individuellement sur le marché. Cependant, dès que l’entreprise est plus efficace que le marché, elle doit être constituée par un droit corporatif qui vise à fonder une organisation juste, cohérente avec les principes de justices de la société dans laquelle elle opère.

Bibliographie

Ciepley, David, « Beyond Public and Private: Toward a Political Theory of the Corporation », American Political Science Review, vol. 107,  no. 1, février 2013, pp. 139‑158.

Singer, Abraham, The Form of the Firm: A Normative Political Theory of the Corporation, Oxford, New York, Oxford University Press, 2018.