On a tendance, souvent à raison, à opposer républicanisme et monarchie. Cette dernière, le pouvoir d’un seul, du monarque, est appartement antithétique à l’idéal républicain fondé sur la liberté de l’individu de la domination arbitraire d’un autre. D’où le curieux intérêt de la contribution de Håvard Friis Nilsen au républicanisme. Dans un article qu’il publie en 2017, il argumente que la constitution norvégienne 1814 mêle la contribution monarchique au républicanisme. On ne sera pas surpris que c’est là la recette idéale pour susciter mon intérêt : le républicanisme, un pays scandinave, la fin du siècle des lumières, une question originale…
« Though the king of Denmark be an absolute monarch, yet the Norwegians appear to enjoy all the blessings of freedom . . . You will
Mary Wollstenecraft (1796) cité dans Nilsen (2017)
be surprised to hear me talk of liberty; yet the Norwegians appear to me to be the most free community I have ever observed »
Nilsen, dans son article, explore les échanges et les débats qui avaient lieu au début du XIXe siècle en Norvège, au moment ou se structuraient les principes qui allaient apparaitre sur la constitution de 1814 et se préparait son indépendance de tutelle danoise. Il y présente un vocabulaire fortement républicain. On y voit notamment les thèmes classiquement républicains : liberté vs esclavage, courage vs servilité, honneur vs déshonneur et un rejet de la noblesse, des titres au profit d’un éthos égalitariste et du patriotisme (p4).

Le projet de Nilsen est de montrer que le XIXe siècle scandinave n’était pas seulement un moment libéral classique concerné par les luttes anti-esclavagistes et les mouvements populaires et ouvriers, mais aussi un moment républicain. Il est nécessaire pour lui de réaligner l’histoire des nations nordiques qui se formaient dans le plus grand cadre du républicanisme atlantique. Les guerres napoléoniennes avaient été terribles pour la région. Le Danemark, aligné avec la France avait vu sa capitale Copenhague être bombardé par la flotte britannique. Suite au Traité de Kiel de 1814, le contexte était si dramatique que le roi danois Frédéric VI a dû céder la Norvège à la Suède. Évidemment, le public norvégien était outragé d’être ainsi transféré sans leur consentement. Ce sont ces événements qui participèrent à mobiliser le peuple norvégien et à motiver la rédaction de la première constitution moderne du pays le 17 mai 1814.
« The great impact of the republican language of liberty continued its spread in Norway and the rest of Scandinavia throughout the nineteenth century: we find the language of liberty as independence from arbitrary power in the labour movement, the women’s movement and even the teetotal movement, as well as in the plays, poems and novels of the three Scandinavian countries towards the end of the nineteenth century – suffice it to mention Ibsen, Bjørnson, Strindberg and Brandes. In sum, we may speak of a “Scandinavian republicanism.” »
Nilsen (2017)
La rédaction de la constitution se déroula particulièrement rapidement, en quelques mois. Le résultat fut une constitution aux accents clairement républicains rejetant notamment la monarchie absolue (danoise), la noblesse, et établissant un suffrage parmi les plus progressistes d’Europe. Elle fut depuis révisée souvent, mais était à l’époque l’une des constitutions les plus radicalement démocratique et égalitaire. Néanmoins, ce n’était pas la constitution d’un peuple libre. La Norvège restera jusqu’en 1905 unie à la Suède (en gardant une part importante de sa constitution).
Nilsen montre bien dans son texte la tension qui était à l’œuvre. D’un côté se trouvait la réalité politique d’une petite nation prise dans le jeux de grandes puissances (le Danemark et Suède, mais aussi le Royaume-Uni ayant des intérêts régionaux) et de l’autre l’idéal républicain de liberté comme absence de domination. Cette tension est l’un des facteurs qui expliquent la nature à la fois progressiste et démocratique de la constitution et les résidus monarchiques qu’on y trouve. Ce contexte faisait que la question de l’indépendance resta centrale tandis que la question de la monarchie reste en arrière-plan. Même si le ton des participants à l’assemblée constituante était clairement républicain et que ceux-ci ont sans trop de controverse aboli la noblesse, la monarchie gouvernante resta en place.
« To sell oneself as a slave, to surrender one’s personal freedom and independence [selvstændighed] to another’s will, who may thereby treat us no longer as persons, but as lifeless objects or mute animals, is a morally impossible act, that dissolves itself. It is an impossible act for individuals, should it not be equally impossible for peoples or states? »
Georg Sverdrup (1770–1850), cité dans Nilsen (2017)

Les républicains s’opposent traditionnellement à la monarchie et à son aristocratie. La position dominante qu’ils occupent dans les sociétés ouvre la porte à beaucoup d’arbitraires, donc de domination. Il n’est donc pas surprenant que les constituants norvégiens aient voulu s’en débarrasser. Cependant, ce qui peut étonner et peut-être contribuer à expliquer la survie de la monarchie norvégienne malgré la disparition des privilèges nobiliaire est l’élément qui dérangeait le plus les constituants : le secret, le manque de transparence de ceux-ci. En fait, Nilsen remarque que la raison principale pour abolir la noblesse était le secret dans lequel ils vivaient. Le secret est pour eux contraire aux principes républicains. C’était pour eux le secret qui permettait aux élites de dominer et de corrompre. La politique la plus propice à la liberté républicaine serait donc la transparence. Une transparence qui est encore aujourd’hui une caractéristique du « modèle scandinave ».
« I will claim that an important background to the egalitarian ethos of the Scandinavians and the intellectual roots of the “Nordic model” is the neo-Roman or republican concept of liberty »
Nilsen (2017)
Une dernière petite note sur le ton de l’ironie. Nilsen remarque que la pauvreté de la Norvège à l’époque était rarement utilisée comme un argument pour se soumettre à une plus grande puissance. Bien au contraire, pour Sverdrup (cité plus haut), la pauvreté du pays était considérée comme un bien, car si la nation avait été favorisée par la nature, elle aurait été plus appétissante pour les despotes et les forces étrangères. Or, aujourd’hui, la Norvège jouit d’une ressource naturelle lui offrant une richesse démesurée…
Bibliographie
Nilsen, Håvard Friis, « Republican Monarchy: The Neo-Roman Concept of Liberty and the Norwegian Constitution of 1814 », Modern Intellectual History, juin 2017, pp. 1‑28.