Projet de groupe de lecture

Maintenant que la thèse se termine, je ressens le retour de l’air frais et de la curiosité intellectuelle. Dans les derniers mois de rédaction (et d’enseignement), j’ai eu l’envie de lire bien des livres que j’ai dû laisser de côté pour me concentrer sur le texte de la thèse. Maintenant, je peux me permettre d’aller lire tout ça.

Si le monde académique m’a appris une chose, c’est que lire en communauté, en groupe, est souvent un moyen efficace et précieux pour approfondir de manière fructueuse un texte ou un ouvrage. Une amie a récemment commencé à organiser un groupe de lecture particulièrement intéressant et stimulant qui m’a donné l’envie de faire de même pour certains textes qui m’intriguent depuis plusieurs mois. En fait, je dois dire aussi que je vais enseigner les idées de certains d’entre eux, donc en discuter dans un cadre plus collégial ne serait pas déplaisant.

Livres

La question de la méritocratie a longtemps été quelque chose qui m’a titillé et fasciné. C’est une question qui me fascine d’autant plus que je sors à peine du monde académique et que ce monde est particulièrement traversé de tension élitiste et méritocrates.

C’est pour cette raison que dans un potentiel groupe de lecture, je proposerais la lecture d’un livre récent et polémique que j’ai découvert via une entrevue dans une balado que j’aime bien (mais en anglais). Je dis polémique, car l’auteur ne prend pas la stratégie habituelle pour critiquer la méritocratique. Traditionnellement, pour le peu que j’en connais, on critique la méritocratie en défendant l’idée que la richesse et le « mérite » n’est en fait que le résultat du travail collectif de la société et dépend beaucoup de condition hors de contrôle de l’individu. Il n’y aurait donc pas, en fait, de mérite.

Ce livre prend une autre approche et accepte la prémisse selon laquelle il y a du mérite et qu’en fait, dans nos sociétés, le problème est que nos institutions sont trop méritocratiques. Je ne sais pas encore ce que je pense de cette idée. C’est en fait un peu pourquoi j’aurais envie d’en discuter dans un groupe de lecture.

J’avais commencé à lire le livre quelque part à l’automne 2019, avec une personne qui m’est très chère et dont je ne pourrais trop vanter les capacités intellectuelles et analytiques. Cette personne avait émis des critiques sévères et appropriées sur le livre et j’avais, pour cette raison et pour d’autres, laissé le livre de côté. J’aimerais le relire en bonne compagnie. Voici une autre entrevue fascinante qui explore en détail les idées du livres (en anglais).

Michael Sandel, est un philosophe que j’aime beaucoup. Non seulement est-il clair, limpide et provocant, mais il semble aussi savoir quoi écrire pour suivre les tendances, les enjeux du moment. Il est connu pour son cours sur la justice, mais aussi pour son livre sur ce que l’argent ne peut acheter et les limites morales du marché. Au milieu du mois du mois de septembre, il publiera un livre sur la question de la méritocratie. La question de la méritocratie et sa critique est une question qui a le vent dans les voiles. Je crois qu’ajouter à la liste de lecture un chapitre du livre de Sandel serait une bonne manière de voir ce qu’en pense un philosophe important sur cette question centrale.

Un autre livre que j’aimerais explorer est le livre du philosophe polémique et fascinant Jason Brenan et son collègue Phillip Magness : Cracks in the Ivory Tower. Dans celui-ci, Brenan propose une critique sévère du monde académique et des incitatifs pervers qui existe en son sein. Mon périple de trop nombreuses années dans ce monde académique et les nombreuses personnes (et amis) que j’y ai rencontrés m’ont donné un sentiment difficile à cerner et je crois que cette lecture critique m’aiderait à y voir plus clair.

Jason Brennan est un auteur intéressant, provocateur, mais aussi stimulant intellectuellement. Le premier livre que j’ai lu de lui est Against Democracy. Dans ce livre, il oppose à la démocratie l’épistocratie (le pouvoir aux experts, à ceux qui savent). Même si je ne partage pas ses convictions et ne suis pas toujours convaincu par les arguments, j’aime le lire. Je trouve son écriture puissante et intelligente. Elle stimule la réflexion. Plus récemment, ses travaux se sont concentrés sur le monde académique.

Le monde académique est un monde particulièrement compétitif et inégalitaire. Il est entouré par un discours méritocratique structuré autour d’un système de type « gagnant rafle la mise » (winner takes all) qui me déçoit souvent. S’ajoute à ces critiques qui me semblent quasiment être du sens commun une que je n’avais jusqu’ici par imaginé. Jason Brennan, dans un récent billet de blogue qui tire sa matière de son récent livre, accuse le monde académique d’être hypocrite. Pourquoi? Parce que le monde académique, très « de gauche » dans son discours, serait en réalité une institution profondément « de droite », au sens où elle serait non seulement inégalitaire (comme je le disais), mais aussi, sous couvert de discours égalitaristes sophistiqués, le lieu d’une compétition extrême bien loin de l’image de la collaboration intellectuelle qu’on prête souvent à la recherche.

Comme pour le livre de Markovits, je ne sais pas trop quoi penser de cette perspective très critique, mais j’aurais envie d’en discuter, ne serais-ce que pour à son tour la critiquer.

Je ne suis pas économiste, mais le hasard a fait que j’ai côtoyé plusieurs économistes et j’ai eu à survoler cette littérature pour mes recherches doctorales. Ce n’est malheureusement que trop tard que je suis tombé sur ce livre d’Anne Case et Angus Deaton qui développent une analyse troublante et fascinante des dernières recherches sur l’effet du capitalisme contemporain sur un large pan de la population.

J’avais connu Deaton grâce à son livre de 2013 : The Great Escape: Health, Wealth, and the Origins of Inequality qui présente de manière éloquente l’immense progrès des dernières décennies sur le plan de la santé, notamment. Il y développait un perspective inspirante et optimiste de l’ouverture au monde, des marchés et plus généralement du capitalisme. Or, dans ce plus récent livre dont je propose la lecture, Deaton et Case montrent le côté « obscur » du capitalisme et des dangers qu’il présente. J’ai l’impression que lire ce livre en bonne compagnie permettrait d’aborder des sujets difficiles, mais importants (la question des drogues, le rôle de l’État, l’industrie de la santé, etc.).

J’avais envisagé proposé aussi la lecture du dernier bouquin de Piketty, l’immense brique Capital et Idéologie. Néanmoins, le livre est trop massif pour être lu au complet en groupe. Il serait cependant pertinent d’en prendre quelques parties et de les discuter. Je pense notamment moment où il se veut plus normatif que descriptif (car, en historien de l’économie, il est souvent très descriptif) : la question du socialisme partifipatif, la question de la justice transnationale, la question de l’impôt sur la richesse et surtout la question de la dotation universelle en capital.

La question de la participation et la démocratisation des institutions économiques est évidemment très près de ma recherche doctorale, mais je ne serais pas mécontent de confronter mes idées à celles de Piketty. Cependant, j’aimerais surtout discuter de la question de la dotation universelle en capital, une idée que j’ai entendu parfois par les travaux de Ackerman, Olin Wright (de ce genre là) ou même Thomas en tant que forme alternative de redistribution.

Cela dit, en parlant de ma thèse, je ne serais pas malheureux d’explorer des idées que j’ai explorées dans les dernières années dans un autre cadre que celui de ma recherche. Je pense notamment à l’excellent livre d’Alan Thomas Republic of Equals qui est à la fois brillant et rempli d’éléments à discuter, de problèmes et de difficultés. Sa défense d’une démocratie des propriétaires est curieuse et érudite. J’aimerais bien avoir la perspective critique de mes amis et collègues. Ce livre serait aussi une bonne base pour évoquer certaines critiques faites aux coopératives, pour parler de dotation universelle, etc. Les prochaines recherches de Thomas sur le lien entre émotions et inégalités ou sur les questions monétaires s’annoncent aussi fascinantes.

La question des monopoles et de la concentration croissantes qui a lentement lieu dans nos sociétés m’intrigue et me donne envie d’en savoir plus. Cave et Deaton en discute un peu à la fin de leur livre, mais de manière conclusive, sans avoir de position claire. C’est évidemment vertueux que de ne pas prendre encore position sur une question qui est encore aujourd’hui objet de nombreux débats, mais j’aimerais entrer dans les débats. Cependant, je ne sais pas par où commencer. J’ai adoré ma lecture du livre de Matt Stoller : how monopolies secretly took over the world (2019). Ce dernier est très polémiste, mais tout autant fascinant, parce qu’il retrace, comme le fait Tim Wu dans The Curse of Bigness: Antitrust in the New Gilded Age (2018) une histoire des monopoles et des luttes antitrusts. On pourrait aussi lire le dernier de David Dayen : Monopolized: life in the age of corporate power (2020) qui est moins un essai analytique qu’un inventaire immense d’anecdote mettant en scène des industries en consolidation et qui a la plaisante idée d’éviter de parler de l’oligopole internet dont on parle trop. Je serais particulièrement heureux de lire le livre de Jonathan Tepper et Denise Hearn sur The Myth of Capitalism: Monopolies and the Death of Competition (2019) qui présente de manière plus académique le lien entre capitalisme et concentration industrielle.

Des articles

Il y aurait aussi un petit lot d’articles que j’aimerais discuter. J’ai déjà lu certains d’entre eux pour ma thèse, mais les idées qu’ils discutent me stimulent encore et comme toujours, je ne suis pas certain d’être convaincu de l’avis que j’ai à leur sujet. Il y a aussi certains d’entre eux que j’utilise dans le cadre de mes cours, donc je suis toujours curieux d’en discuter pour en approfondir les diverses lectures qu’on peut en faire.

  • Jeffrey Moriarty, « The Connection Between Stakeholder Theory and Stakeholder Democracy: An Excavation and Defense », Business & Society, vol. 53, no. 6, novembre 2014, pp. 820‑852.
  • Moriarty, Jeffrey, « The Demands of Stakeholder Theory for Corporate Governance », Business Ethics Journal Review, vol. 4, no. 8, 2016, pp. 47–52.
  • Abizadeh, Arash, « Representation, Bicameralism, Political Equality, and Sortition: Reconstituting the Second Chamber as a Randomly Selected Assembly », Perspectives on Politics, janvier 2020, pp. 1‑16.
  • Moriarty, Jeffrey, « Against Pay Secrecy », Journal of Applied Philosophy, vol. 35, no. 4, 2018, pp. 689‑704.
  • Zeitoun, Hossam, Osterloh, Margit et Frey, Bruno S., « Learning from Ancient Athens: Demarchy and Corporate Governance », Academy of Management Perspectives, vol. 28, no. 1, 2014, pp. 1‑14.
  • Ciepley, David A, « Corporate Directors as Purpose Fiduciaries: Reclaiming the Corporate Law We Need », SSRN Electronic Journal, 2019.
  • Ciepley, David, « The Anglo-American misconception of stockholders as ‘owners’ and ‘members’: its origins and consequences », Journal of Institutional Economics, octobre 2019, pp. 1‑20.
  • Ciepley, David, « The Neoliberal Corporation », The Oxford Handbook of the Corporation, février 2019.
  • Ciepley, David, « Can Corporations Be Held to the Public Interest, or Even to the Law? », Journal of Business Ethics, mai 2018, pp. 1‑16.


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