De l’argent à partir de rien

La couverture du livre. J’aime bien le style

J’ai découvert la Modern Monetary Theory (MMT) via quelques débats dans les balados Slate Money et Capitalisn’t. J’en ai aussi entendu parler ici et là dans les discussions sur les remèdes à plusieurs maux de nos sociétés contemporaines autant par des amis que par certains politiciens (surtout aux États-Unis). Je dois dire que j’étais, avant de lire le livre, déchiré par son thème fondamental, cette théorie « moderne » de la monnaie. D’un côté, je trouvais la fixation sur la dette nationale problématique, mais de l’autre, je croyais qu’il fallait s’en préoccuper. Toutefois, on me disait souvent que je ne devais pas imaginer les finances des États souverains comme les finances des individus… notamment parce que les États ont la capacité de produire de l’argent. Cela dit, même des États souverains comme l’Argentine avaient des difficultés avec les créanciers et la dette. Donc je ne savais pas trop quoi penser de l’idée d’imprimer de l’argent « from Nothing ». Cela dit, j’étais curieux et je voulais me faire une tête sur ce sujet, car je n’avais pas d’idée claire sur celui-ci. Alors que j’étais déchiré entre l’attirance et la répulsion, j’ai vu que le livre était écrit par un auteur que j’aimais bien, Aaron James (notamment pour son déjà classique Asshole : A Theory), a écrit un livre sur le sujet en collaboration avec Robert Hockett, j’ai sauté sur l’occasion de le lire. J’ai dévoré Money from Nothing en quelques jours.

Dans ce provocant ouvrage, ils présentent une conception de l’argent qui n’est pas étrangère à celle que David Greaber présente dans Debt (mais ils le font plus succinctement et clairement), c’est-à-dire que l’argent est en fait une dette, un « I owe you » ou I.O.U. et non simplement un moyen d’échange. Avec cet outil en main, ils écorchent radicalement les défenseurs des cryptomonnaies privés, expliquent le rôle central de la réserve fédérale et des banques centrales en général. Pour eux, la taxation ne sert pas à payer les dépenses, mais bien qu’à contrôler les flux monétaires et à gérer la distribution de la richesse.

Pourquoi? Selon eux, le pouvoir de l’État d’émettre des promesses n’est pas contraint par les limites habituelles des budgets des individus ou des entités monétairement non souveraines. Ce pouvoir est pour eux équivalent à celui d’émettre des promesses. Pour reprendre une image qu’ils utilisent : une personne ne peu pas manquer de promesse à faire. Il serait étrange qu’après avoir demandé à un ami de l’aide de se questionner à savoir où il peut bien trouer les promesses qu’ils fait. Il n’y a pas de limite quantitative à faire des promesses. Certes, on peut faire trop ou trop peu de promesses, mais on ne peut pas « ne plus avoir de promesses à faire ». On peut seulement avoir fait trop de promesses et en subir les conséquences ou en avoir fait trop peu… À ce titre, James et Hockett notent qu’une vie sans promesses est une vie assez pauvre. C’est là le point « philosophique » du livre. L’argent que nous avons n’est qu’une promesse de l’État. Or, une promesse est un acte performatif qui n’est pas limité quantitativement. Ce qui limite le pouvoir de l’État de créer de la monnaie n’est que dans l’évaluation des effets, notamment l’inflation.

Pourquoi les monnaies privées (comme les cryptos) n’auront-elles jamais l’importance des monnaies nationales? Parce que ce qui donne aux monnaies nationales une importance centrale réside dans le pouvoir de taxation de l’État et son monopole de la violence. L’exemple que les auteurs prennent pour faire valoir ce point est la transition des monnaies nationales européennes à l’Euro. Cette nouvelle monnaie a rapidement remplacé les monnaies de chaque État de l’Union notamment parce que les impôts et les taxes ont dû être payés dans la nouvelle monnaie. Avant cela, la monnaie des seigneurs et des rois était désirée notamment parce qu’elles étaient importantes pour payer les rois et les seigneurs.

Le point fondamental est alors que les banques privées ne sont que des institutions qui servent à qui l’État à externaliser le pouvoir de créer de l’argent. Pourquoi? Pour des raisons pratiques et technologiques. En effet, avant l’époque contemporaine, il était très difficile pour l’État d’avoir un contrôle rapide sur la création monétaire. Pour cette raison, argumentent les auteurs du livre, les gouvernements se sont tournés vers les banques privées pour jouer ce rôle d’intermédiaires. Or, avec les transformations technologiques, les banques centrales pourraient bien reprendre ce pouvoir et distribuer directement l’argent comme bien lui semble. Créer de l’argent « from nothing » pour payer les services publics ou redistribuer la richesse. Pour défendre cette position, ils mobilisent des auteurs aussi divers que Keynes, Minsky ou d’autres classiques sur le sujet.

Cela soulève évidemment des enjeux profonds de gouvernance. Si l’État est légitime dans la création monétaire, comment peut-on s’assurer que les gouvernants n’abuseront pas de leur pouvoir pour des raisons stratégiques ou électorales? En fait, ici, les auteurs retournent la question. Quelles sont les institutions qui, aujourd’hui, créent de la monnaie? L’État, mais aussi ses partenaires, les banques privées. Or, celles-ci prennent une part de la richesse générée par la création de la monnaie. Le statu quo est lui-même problématique problématique lui-même. La distribution présente de la richesse émergeant de la création monétaire n’est pas neutre. Il suffirait que la Réserve Fédérale et la Banque centrale européenne assument plus clairement leur rôle. Que devraient-elles faire avec ce rôle? Pleins de choses : donner de l’argent directement aux individus en cas de besoin par exemple. Les auteurs notent que c’est déjà le cas pour certains groupent. Aux États-Unis, les nombreuses guerres et conflits qui ont couté « cher » au gouvernement ont été financés par la création monétaire. Ce sont les entreprises et les travailleurs de l’industrie de la défense et l’armée qui ont profité de cette création monétaire et pas un autre groupe. L’État pourrait choisir autrement. Il pourrait choisir d’offrir beaucoup de services publics et de ne pas faire payer beaucoup d’impôts. Il pourrait favoriser un « Green New Deal », une société pleine de coopératives, un revenu de base, un capital de base, un programme d’emploi garanti. Les possibilités sont infinie pour les auteurs.

On pourrait se surprendre de cela et rétorquer que tous ces projets ont un coût et que ce sont les prochaines générations qui vont payer pour nos dépenses présentes à cause d’une dette énorme qu’on va leur laisser. Or, ce n’est pas bien comprendre la notion de dette pour James et Hockett. Pour eux, ce n’est pas de la dette qui finance pour eux l’État, mais la création monétaire. La dette étatique n’est qu’un moyen comme un autre de gérer la quantité de promesses faites par l’État. De plus, chaque dette est lié à un actif quelque part dans l’économie. Si cet actif est productif, alors il ne générera pas beaucoup d’inflation. Ce sont les actifs improductifs qui génèrent l’inflation.

La question fondamentale reste alors celle de l’inflation. Si l’État peut générer de la monnaie comme il le veut, n’est-ce pas une recette pour une inflation incontrôlable? Encore là, les auteurs rejettent cette idée. Certes, l’inflation a longtemps été un problème économique important pour les sociétés, or, les banques centrales ont développer avec le temps des mécanismes de plus en plus sophistiqués pour lutter contre celle-ci. Pour eux, une banque centrale est semblable à un radar dans les nouvelles voitures intelligentes. Elle fait de son mieux pour détecter s’il y a trop ou trop peu d’inflation et agit en conséquence. Un tel outil est évidemment imparfait, mais il est perfectible.

J’ai l’impression que tout cela ne règle pas la question épineuse de la gouvernance des banques centrales. Le livre laisse souvent entendre que leur dépolitisation, c’est-à-dire leur distance des enjeux électoraux, est une piste importante et que celles-ci devraient continuer à être gouvernée comme des bureaucraties épistocratiques. Or, à d’autres moments, ils en viennent à défendre l’idée que la création monétaire devrait suivre des buts politiques clairs (Green New Deal, etc.). Cette tension ne m’a jamais semblé clarifiée.

Le livre se termine sur un ensemble d’outils disponibles aux banquiers centraux à notre époque, avec notre niveau technologique et je serais curieux de voir si j’aurai la chance de voir se réaliser quelques-unes des politiques ou manière de faire qu’ils proposent.

Cet essai est à la fois clair, percutant, explicite et particulièrement pédagogique. Je ne m’attendais pas apprécier autant une lecture sur un sujet drabe comme la finance nationale, les dettes et les banques centrales. J’avais lu à la fin 2019 l’excellent, mais drabe livre sur le sujet d’Adam Tooze (Crashed: How a Decade of Financial Crises Changed the World) et m’étais dit que j’en savais assez pour ne plus avoir à encore me frotter à ce sujet difficile, complexe et parfois ennuyeux. Or, le travail de James et Hockett est à la fois lumineux et suffisamment bien écrit pour avoir du plaisir à en apprendre.

Ce livre me plaît particulièrement, parce qu’il mêle une réflexion philosophique profonde avec des recommandations institutionnelles concrètes et explicites qui ne nécessitent pas de révolutionner l’ensemble de notre système économique. Les propositions des auteurs pourraient se faire « dans le monde tel qu’on le connaît ». C’est le défi que je me suis donné dans ma thèse, proposer une analyse philosophique solide et en tirer des conclusions normatives qui ne présupposent pas un monde radicalement étranger au nôtre. C’est un défi particulièrement difficile que les auteurs réussissent ici avec brio. J’ai aussi apprécié la teinte « républicaine » que les auteurs ont pris pour les recommandations finales même si celle-ci a la saveur « agraire » si populaire aux États-Unis. Pour les auteurs (et la stratégie est probablement rhétorique), la redécouverte du pouvoir des banques centrales doit nécessairement venir reconstruire le lien social et aider à reconstituer une communauté de citoyens engagés indépendants. Ils mobilisent à ce moment toute l’imagerie du citoyen républicain indépendant. Dans un contexte moderne où la vie agraire n’est plus l’idéal de l’indépendance privée, James et Hockett invitent à redistribuer la richesse sous forme de propriété dans une économie de coopératives, par le biais de dotation en capital, part d’entreprises, etc. L’idée est inspirante, mais aurait gagné à être plus clairement liée avec les activités de la banque centrale. D’une perspective républicaine, le pouvoir centralisé de la création monétaire par une autorité gouvernementale peut être aisément conçu comme étant une source de domination, surtout si il est difficile voir impossible d’avoir un contrôle démocratique sur celle-ci.

Plus personnellement, ce livre m’a bien plu et surtout a confirmé ma curiosité concernant le lien entre le droit, la philosophie et l’économie. Dans ma thèse, j’ai exploré le lien entre le droit commercial, la structure des entreprises et la liberté. J’y ai découvert l’impact parfois sous-estimé du droit. Un effet que je vois ici encore avec la monnaie et l’argent… et qui me donne le goût d’en savoir plus. Le hasard fait bien les choses. Dans le cadre d’un groupe de lecture, je me suis lancé dans la lecture de The Code of Capital de Katharina Pistor. Ce livre présente une analyse juridique de la question de la dette et plus précisément des structures juridiques qui peuvent être mobilisées dans nos sociétés capitalistes pour s’enrichir.


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